VASSIGH Chidan
N° étudiant : 15603939
Philosophie Paris 8 en L3
www.chidan-vassigh.com 22 mai 2016
Pour la validation du Mini-mémoire en L3
Sous la direction du
Pr.
Patrice Vermeren
Sur la laïcité et la
sécularisation
Considérations sur les
conditions de possibilité de la laïcité en Iran
l’objet
de cette étude est une réflexion sur une problématique politique et sociale de
notre temps. C’est la question de la « sortie de la religion » et de
ses conditions de possibilité dans sociétés qui se trouvent toujours à notre
époque sous l’emprise religieuse et théocratique.
Il s’agit donc ici, en un premier temps, de
revisiter la laïcité et la sécularisation : deux notions ou principes non
identiques mais proches que nous allons appréhender dans leur ressemblance et
dissemblance aux niveaux conceptuel et théorique. Laïcité et Sécularisation,
nous le savons, ont pris naissance en Occident, il y a au moins plus de deux
siècles, disons après la Révolution française de 1789. Elles ont fortement
marqué les régimes politiques et les sociétés occidentaux, dans leur diversité
de situation vis à vis de la religion, au cours d’un processus d’émancipation
de la domination cléricale, par la « séparation de l'État et de l’Église»,
par la séparation de la politique et des autres secteurs de l’activité sociale
et culturelle de l’emprise de la religion. Un long et conflictuel processus,
qui, semble-t-il, n’est pas encore terminé, au vu des controverses actuelles,
du moins en France, sur le sens qu’on donne à la laïcité, sur le nouveau
phénomène de communautarisme ou sur les rapports avec l’Islam.
En un
second temps, nous nous penchons sur un cas particulier, la République
islamique d’Iran, que nous connaissons un peu et que, depuis la révolution
de 1979 qui met fin à la monarchie, y règne un Islam politique, Islam de
gouvernement, une théocratie islamique avec bien sûr ses spécificités
historiques et locales. Nous allons donc soumettre à réflexion quelques
considérations générales sur les conditions de la possibilité et de l’émergence
de la laïcité dans ses traits les plus fondamentaux que nous considérons
universels dans ce pays.
Finalement
et en guise de conclusion à cet essai évidemment introductif, Il nous semble
que pour mener à bien son processus de laïcisation (ou de sécularisation
dans une de ses définitions voisines de la première), la société iranienne ne
peut pas faire l’économie d’une lutte collective longue et complexe, pour une
transformation sociale radicale et
structurelle, en vue de mettre fin à la domination de la religion, à fortiori
ici de l’Islam, comme cela s’est fait à son époque en Europe contre le
cléricalisme chrétien.
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Cet
exposé porte sur la question de la « sortie de la religion » 1,
d’une manière générale dans les sociétés occidentales et plus particulièrement
en Iran islamique d’aujourd’hui.
Par cette
expression on entend, d’une manière générale, le retrait ou le désengagement de
la religion des affaires publiques (politique, sociale et culturelle) et
de l’État qui englobe les trois pouvoirs législatif, juridique et exécutif
ainsi que le secteur public. Il s’agit donc d’un processus qui met
définitivement fin aux fonctions régaliennes et dirigeantes de la religion dans
la société. En d’autres termes, c’est la fin de la domination de la religion et
sa transformation en une affaire privée.
D’abord,
je vais procéder à une distinction entre deux concepts de base, tout en les
définissant dans leurs traits communs et spécifiques : la laïcité et la sécularisation.
Puis je
rappelle les facteurs universels qui ont mis fin à la domination de la religion
et à la théocratie cléricale dans l’histoire politique et sociale de l’Occident.
Ensuite j’examine, dans ses grandes lignes, le
cas particulier de l’Iran : la force de la religion et son rapport avec l’État
dans l’histoire de ce pays et plus précisément aujourd’hui sous la République
islamique où sa loi constitutionnelle islamique institue et confère à ce
pays un régime théocratique par excellence.
On voit
par la suite certains éléments qui vont dans le sens de la sécularisation de la
société iranienne actuelle mais qui reste, de toute manière, fortement limitée et
entravée dans le cadre du système théocratique existant et étable.
On conclut
enfin cet essai par quelques mots sur les conditions de la possibilité et de l’émergence de la laïcité en Iran telle que
l’on a définie au début de cette contribution.
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1- Deux
concepts de base
En sciences
sociales et politiques ou en philosophie, on ne dispose que de deux concepts de base,
et seulement deux, pour exprimer en un seul mot expressif et
généralisable l’ensemble des idées et des actes relatifs à la question de
la sortie de la théocratie ou de l’emprise de la religion sur la société :
la laïcité et la sécularisation. En dépit des ambigüités
provenant de leurs origines occidentalo-religieuses, «concepts trop chrétiens»
selon Derrida 2, en dépit des dissensions sur la
définition et le sens véritable de ces notions, désaccords qui vont jusqu’à mettre
en question la pertinence même d’utiliser les termes laïcité ou la
sécularisation comme « concept »... nous sommes amenés, toujours
et inévitablement, à nous référer à ces deux catégories politico-socialo-philosophiques
et à en faire usage dans nos discours et nos analyses dès qu’il s’agit de se
pencher sur les rapports de la religion avec la politique et la société, sur le
processus qui met fin à son emprise ou sur le nom à donner à la situation
politico-sociale où l’État est séparé de la religion.
La
Laïcité, comme concept politique, social et juridique, concerne strictement
les rapports entre l’Etat et le secteur public d’une part et la ou les religions
et leur institution d’autre part. La laïcité s’est affirmé particulièrement et
principalement en France au cours d’un long processus historique de luttes
sociales et politiques contre le cléricalisme à partir de la Révolution
française et plus concrètement, après la Commune de Paris en 1871 et pendant la
troisième République en France avec le mouvement pour l’école publique laïque et
républicaine qui aboutit à la Loi du 9 décembre 1905 concernant la
séparation des Eglises et de l'Etat.
Rappelons
ici, d’une manière générale et sans entrer dans les phases historiques du
processus de « laïcisation » en France ni dans la définition généalogique
du terme, les trois piliers fondamentaux de la laïcité. On sait que le mot, utilisé
pour la première fois dans un document officiel remontant aux événements de la
Commune de Paris, vient du grec ancien λαος
(Laos)
désignant le peuple, la foule des guerriers armés dans l’Iliade de Homère ou la
foule du peuple et en particulier les paysans, artisans et marins.
Quels
sont les trois grands principes de la laïcité ?
1- La
séparation de l’État et de la religion. l’indépendance, l’autonomie et la
neutralité de l’Etat et du secteur public vis à vis des religions et de leurs
institutions. l’État ne reconnait aucune religion, qu’elle soit majoritaire ou
non dans la population. Dans un État laïque, il ne peut y avoir de religion
d’Etat ou reconnue par l’État, ni de religion officielle. La Constitution et les
lois du pays ne se réfèrent à aucune religion et n’en mentionnent aucune. Les
deux institutions étatique et religieuse n’interviennent pas dans leurs
affaires réciproques.
2- Le respect
de la liberté d’opinion et de conscience. L’État laïque respecte la liberté
religieuse et sa pratique individuelle ou collective. Toute personne
indépendamment de ses croyances religieuses ou non religieuses, athée,
agnostique etc. est libre de s’exprimer et d’opiner librement. La religion est une affaire privée.
3- Toutes
les personnes, quelle que soit leur appartenance religieuse, cultuelle ou
confessionnelle, ont des droits égaux sans aucune discrimination fondée sur la
religion et les croyances.
La
laïcité, comme disposition de pensée s’inscrivant dans une tradition
philosophique d’immanence, se distingue de la tolérance telle qu’elle a été
définie par John Locke et Pierre Bayle. Celle-ci comprend trois
principes : l’indépendance de l’opinion et du jugement, la contingence de
l’appartenance religieuse et la séparation de la sphère privée et de la sphère
publique. La laïcité admet ceux-ci mais en y ajoute deux autres principes 3 :
1-
L’abstention absolue de la puissance publique en matière de croyance ou
d’incroyance et l’exclusion d’une religion officielle, même « civile »
(comme le propose Rousseau). On sait que la tolérance n’exclut pas que
l'État ait un discours sur la religion et la question religieuse, comme
on le constate dans les pays anglo-saxons, aux États-Unis, en Allemagne etc.
Alors que la laïcité, en principe, ne l’admet pas, bien que dans la
pratique c’est autre chose.
2- L’exclusion
des communautés confessionnelles ou non de la formation de la loi qui ne peut
émaner que des individus constitués en représentants, ce qui n’est pas le cas
de la tolérance.
Nous
considérons que ces principes de la laïcité sont « universels » en ce
sens qu’ils sont indépendants de la particularité de chaque pays à l’époque
moderne où nous vivons, c’est-à-dire à l’heure des « États-nations »
et de la « démocratie », bien que tous les deux sont en crise
profonde.
L’autre
concept de la sortie de la religion est celui de la sécularisation qui demande
une clarification au niveau de sa signification, non toujours évidente et
consensuelle, en sciences sociales, en politique ou en philosophie.
La
sécularisation, comme processus social et culturel lié à la
modernisation de la société dans sa globalité, est un terme utilisé principalement
dans les pays à forte tradition protestante comme en Allemagne, en Europe du
nord ou dans les pays anglo-saxons (l’Angleterre, les États-Unis etc.) . Par
ailleurs, on ne va pas se servir ici du mot « sécularisme » qui est
un néologisme anglais désignant, dans les pays qu’on vient de citer, la « sécularisation »,
en l’idéologisant et en la transformant en une doctrine de pensée.
La
sécularisation a pris plusieurs sens et dimensions au cours de l’histoire, d’où
ses ambigüités originelles. Il existe principalement trois que nous allons
évoquer ici :
1- Le
premier sens de la sécularisation est le déclin de l’hégémonie de la religion
dans l’organisation de la société. L’autonomie et la spécialisation des
différentes sphères de la société. La sécularisation, dans cette acceptation du
terme, est proche de la laïcité, bien qu’elle ne se définit pas explicitement
par la « la séparation de l’Etat et des églises », comme c’est
le cas de la laïcité conçue en France.
2- Le second
sens est la « mondanisation » du christianisme ou de la religion :
le Verweltlichung hégélien 4. C’est lorsque le
christianisme se conforme aux nécessités et aux conditions du temps moderne.
C’est lorsque le christianisme s’actualise en se mettant aux couleurs du jour, comme
dit Heidegger 5. L’argument essentiel avancé par des intellectuels
musulmans qui contestent la pertinence de l’utilisation du concept ou de la
catégorie de « sécularisation » sous l’Islam et dans les
pays musulmans, comme en Iran, se trouve dans cette définition « chrétienne »
de ce terme. Ces intellectuels prétendent que l’Islam n’a pas besoin de se
séculariser, n’a pas à être sécularisé, car, à l’inverse du christianisme
qui sépare les deux mondes, il est « sécularisé » par essence et à
l’origine, au sens de mondanisé. C’est une religion, de par sa nature
disons-le, séculière (sécular en anglais) par excellence dès son
apparition. C’est une religion politique qui s’occupe de ce monde-ci et de
la direction de ses affaires ne sépare les deux cités terrestre et céleste.
3- Il y
a enfin un troisième sens connu sous le nom de « l’hypothèse de la
sécularisation ». Selon celle-ci, en partant de la fameuse thèse de Carl Schmitt
dans sa théologie politique qui affirme que tous les
concepts prégnants de la théorie moderne de l’Etat sont des concepts
théologiques sécularisés , la sécularisation n’est rien d’autre que le
transfert ou la transformation des schèmes, contenus et représentations du
domaine religieux au domaine mondain. De là certains en concluent à la
nécessité de « la sécularisation de la sécularisation »6.
2 – Les principaux facteurs de la sortie de
la théocratie
Cinq facteurs
essentiels ont déterminé d’une façon générale le processus de la sortie de la
religion dans l’histoire des sociétés occidentales. Citons-les dans leurs
traits principaux:
1-
L’indépendance du savoir par rapport à la religion. C’est l’autonomie de la
pensée et de la méthode scientifiques vis-à-vis de toute transcendance : les
« lois divines », les livres sacrés, les normes et les vérités pré-instituées
ou pré-établies par les religions, les révélations etc. C’est ce qu’on appelle la « sécularisation
du savoir ». Bacon, Descartes, Pascal, Spinoza, Locke, Newton, Kant etc. sont
les instigateurs et représentants de cette révolution dans la pensée qui
sépare définitivement la pensée scientifique, le savoir, de la religion. Selon
Jean-Claude Monod, qui cite Hans Blumenberg, « entre le XVIe
et le XVIIe siècle, une redéfinition du statut du savoir s’opère en
Occident avec l’affirmation de trois droits : droit de la curiosité
théorique à s’exercer librement, droit de l’esprit à soumettre au doute
les opinions reçues et le droit de l’expérience à valoir jusque contre
l’autorité du livre divin»7.
2- L’indépendance
du pouvoir politique par rapport aux religions. La politique se libère ainsi progressivement
de l’emprise des critères et des normes religieuses. C’est ce qu’on appelle la
« sécularisation de la politique » qui s’effectue à la faveur des « révolutions
politiques ». Les églises perdent de plus en plus leur rôle d’organisateur
et d’unificateur de la société dans sa globalité qu’elles exerçaient au profit
de d’une instance rivale qui s’appelle l’État. Il s’avère en fait que par leurs
querelles théologiques, les divisions et guerres religieuses, les religions qui
sont censées « recueillir et rassembler » les gens (le mot
religion venant du latin relegere qui veut dire lier, relier)
contribuent davantage à la désunion et la discorde qu’à l’union et la paix
sociale. Ainsi, l’État, comme instance neutre, parvient à mettre fin aux conflits
religieux. Ce processus consolide donc l’institution de l’État par rapport à
l’Église, mais en même temps, et c’est l’autre face de la médaille, il va favoriser
l’avènement de l’État moderne actuel comme institution séparée de la
société, dominant la société. C’est ce qui va produire d’autres contradictions.
3- La
lutte pour la tolérance et la liberté d’opinion et de conscience. Elle constitue
un des moteurs décisifs de la sortie de la religion. Dans la propagation et
l’institution de ces princeps de liberté, les Lumières ont joué un rôle
déterminant dans la seconde moitié du XVIIe et au XVIIIe
siècle. C’est John Locke, le premier, en 1667, qui écrit sa Lettre sur la
tolérance, bien qu’il en exclut deux catégories de la population : les
athées et les catholiques. Et puis un siècle après, en 1776, on a une des
premières déclaration des droits de l'homme
avant celle de la révolution française, la Déclaration de des droits de
l’État de Virginie, qui déclare « Tout homme doit jouir de la plus
entière liberté de conscience et de la liberté la plus entière aussi dans la
forme du culte que sa conscience lui dicte... »(art. XVIII)8.
4- La pluralisation
et l’individualisation de la foi. L’adhésion à la foi n’est plus obligatoire.
Ce qu’on peut appeler « la révolution religieuse » du XVIe siècle et
principalement la naissance du protestantisme et du luthéranisme ont accéléré
le processus qui va transformer la foi en une relation entre l’homme et Dieu,
sans passer par une institution intermédiaire. La religion devient donc une
affaire privée et on la respecte en tant que telle. Par conséquent, l’abandon
de la religion, l’athéisme ou l’agnosticisme ne sont plus considérés comme des délits
ou des des blasphèmes mais acceptés et admis par la société et l’État. La
religion perd ainsi son rôle officiel et communément reconnu de
direction spirituelle de la société. Chacun est libre d’avoir une foi
quelconque ou de pas en avoir du tout sans aucunement être inquiété pour ses
opinions religieuses ou pas.
5- La
différentiation fonctionnelle des domaines de l’activité sociale. C’est,
peut-être, le facteur le plus déterminant dans le processus de la
sortie de la religion et de la théocratie dans une société dominée par celle-ci.
Max Weber l’appelle Eigengesetzlichkeit ou l’autonomisation
des différentes sphères sociales. Monod explique ce phénomène du point de vue
de Weber de la façon suivante : « Dans chaque domaine d’activité, des
groupes se mettent à revendiquer le droit de ne suivre que les normes
« internes » à ce domaine professionnel, à leur spécialité, les
valeurs ou « la logique intrinsèque » à cette sphère d’activité
(l’art, l’économie, le droit, la politique etc.), et rejettent corrélativement
toute normativité externe, toute restriction ou interdit prononcés du
dehors »9.
Beaucoup
de facteurs ci-dessus, comme la lutte pour la tolérance et la liberté d’opinion
et de conscience, la différentiation fonctionnelle des domaines de l’activité
sociale etc., bien qu’ils se sont produits en Occident, ont néanmoins un caractère
universel, en ce sens que sans leur action on ne pouvait réaliser une quelconque
sortie de la religion.
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A la
lumière de ce qu’on vient d’exposer, la question qui se pose maintenant est de
savoir comment peut-on concevoir la possibilité de la sortie de la religion en
Iran d’aujourd’hui ? Pour y répondre, on va d’abord et brièvement examiner
dans l’histoire de ce pays d’une part la puissance de la religion et d’autre
part les potentialités de la résistance à sa domination.
3 – La puissance de la religion dans
l’histoire de l’Iran
L’Islam
est une religion qui s’est toujours fixée pour mission divine d’organiser et de
gouverner en matières politiques et sociales. Le messianisme islamique, à
l’inverse de l’eschatologie chrétienne qui sépare les deux mondes céleste et terrestre,
se donne pour tâche et objectif de réaliser un idéal universel dans ce monde-ci
et considère cela comme une de ses finalités 10.
En
Islam, la religion et l’Etat, le prophétisme et le commandement, la parole de
Dieu et la parole de la loi, l’étatisme et le le pouvoir des imams (les Khalifes
dans sa branche sunnite et les Ayatollahs dans sa branche chiite), la politique
et la Charia (l’ensemble des règles de la loi coranique) sont inséparables.
Selon un verset du Coran, livre céleste et sacré, le devoir des musulmans tant dans la vie
privée que sociale est d’« obéir à Dieu, au Messager et à ceux qui détiennent
le commandement ». Et celui qui détient le commandement, et qui ne peut
être que masculin, est au premier chef le prophète Mahomet lui-même et, après
sa mort, ses descendants c’est-à-dire les
imams chez les chiites, ou enfin celui qui est nommé à vie par une
assemblée d’experts en matière de l’Islam, ses lois, ses principes et sa jurisprudence(Figh
en arabe) pour exercer la fonction de la gouvernance du pays. C’est le guide
suprême.
Avec la
dynastie des Safavides (en persan : Safaviān),
qui s’installe pour deux siècles en Iran à partir de 1500, le chiisme devient
la religion officielle, une religion d’État, face à l’autre grande puissance
régionale qu’est l’empire ottoman sunnite, comme quoi la médiatique
« guerre sunnite –chiite » ne date pas d’hier. C’est à cette époque
que l’union de la religion et de l’État s’affirme et s’institutionnalise en
Iran.
Sous la
dynastie des Kadjars de 1795 jusqu’en 1925
(en persan : Khadjar, comme le nom la
nouvelle marque des voitures Renault mais avec un h après k), la religion et le
clergé (la communauté des docteurs en lois islamiques appelée en persan Rohanniat,
avec toutes ses particularités qui la différencient du clergé chrétien) vont de
plus en plus jouer un rôle de premier
premier plan dans les affaires du pays et de la nation, à la fois à
l’intérieur du régime - à cette époque c’était une monarchie absolue - qu’à
l’extérieur et dans l’opposition à celle-ci, depuis les centres religieux islamiques.
À la
veille du 19ème siècle et vers la fin de la monarchie des Kadjars, le
déclenchement d’un grand mouvement de résistance contre l’attribution de concessions
et monopoles du tabac aux étrangers en 1892, appelé Djonbeché Tanbakou, et
d’une révolution constitutionnelle (première du genre au Moyen-Orient) vont
permettre au clergé chiite de s ‘imposer encore davantage comme force
politique organisée, aspirant à la prise du pouvoir et à la direction des
affaires politiques, sociales et culturelles du pays. Dans ces deux
insurrections, et principalement dans la Révolution Constitutionnelle de 1905 à
1911, on peut constater le rôle principal et décisif joué par la religion et le
clergé. La position hégémonique, politique et sociale de cette instance
religieuse est mise en évidence dans la loi constitutionnelle votée par l’assemblée
constituante de 1906.
La constitution de 1906 a deux aspects
contradictoires. D’un côté, elle proclame un régime monarchique parlementaire,
avec une assemblée nationale nommée Madjles. Ce qui montre l’influence de
la modernité qui commence à frayer la voie en Iran à la suite du combat des intellectuels
laïques de tendances libérales, socialistes etc. Mais d’un autre côté, elle proclame
haut et fort, et principalement dans l’Annexe de la constitution, la suprématie
de la religion (du chiisme) et du clergé. Le principe de la non-discordance avec
les lois sacrées de l’Islam est annoncé dans tous les domaines de la vie
politique et sociale. Les actions de l’État (c’est-à-dire des trois pouvoirs),
les lois qui portent sur les droits des personnes, sur l’éducation, sur la
presse, sur les associations, sur les réunions etc. doivent tous être conformes
aux prescriptions de la religion officielle (Chiisme). Finalement, une
assemblée des jurisconsultes religieux (Faghih en persan) doivent
veiller à ce que lois législatives soient conformes avec les lois de l’Islam 11.
Mais la
monarchie des Pahlavis, de 1925 à 1979, n’applique jamais la constitution de
1906. Sous cette nouvelle dynastie, les rapports entre l’Etat, la société et la
religion sont déterminés par la dictature du monarque. Ce qui est appelé « réformes
de sécularisation » sous ce régime « moderne » par certains
côté, ne sont en fait que des mesures prises par le haut, en l’absence de la
liberté, la démocratie et les droits humains et sans la participation de la
population qui n’a aucunement droit à la parole. Rappelons que la laïcité et la
sécularisation dans sa première signification constituent un processus social,
politique et culturel inséparable de la liberté, de la démocratie et des droits
de l’homme.
Mais
c’est dans la constitution de la République islamique d’Iran, instaurée à la
suite de la révolution de 1979 qu’une sorte de « république »
théocratique et islamique, pleine, entière, et immuable se met en place en Iran.
Une constitution qui est fondée sur des critères religieux et islamiques
et par conséquent sur la discrimination ; sur le pouvoir omnipotent,
politique et militaire, du guide suprême (Velayaté faghih) qui est
désigné à vie par un conseil des jurisconsultes religieux; sur l’autorité
politique et sociale de clergé chiite et de ses institutions et fondations; sur
le pouvoir juridique qui doit appliquer la Charia comme les lois pénales
islamiques (châtiments corporels, lapidations etc.) ; sur une assemblée
islamique qui doit légiférer selon la religion officielle; sur un président de
la « République » de sexe masculin qui doit être le gardien et le propagateur de la religion
d’Etat et finalement sur des forces armées et de sécurité et les milices qui
sont les gardiens du système islamique.
Le cent soixante-dix-septième principe de la constitution
témoigne parfaitement le caractère théocratique du régime :
« Le
contenu des principes relatifs au caractère islamique du régime,
l’établissement de toutes les lois et règlements sur la base des principes
islamiques, des piliers de la foi et des objectifs de la République Islamique
d’Iran, le fait, pour le pouvoir d’être une République, la souveraineté du
Commandement de Dieu (Valayat-é Amr) et l’Imâmat du
peuple (Emamat-é Ommat), ainsi que la gestion des affaires du pays en
s’appuyant sur le suffrage universel, la religion et la confession officielle
de l’Iran, sont immuables »12.
4 – Les
facteurs de la sécularisation en Iran.
On peut
remarquer, depuis la révolution constitutionnelle de 1906 jusqu’à aujourd’hui, que certains facteurs de
la sortie de la religion, mentionnés auparavant, ont pu jouer aussi leur rôle
dans le sens de la sécularisation de la société iranienne et cela dans les divers
domaines sociaux, politiques et culturels. Citons quelques exemples.
- La création
de la cour de justice par les constitutionalistes, séparant les tribunaux laïcs
et religieux (XXVIIe article de la constitution).
- La création
des écoles primaires et secondaires et des facultés mettant fin au monopole du
clergé dans l’enseignement, l’alphabétisation et la formation.
- Des
réformes, critiquées et condamnées à l’époque par le clergé, en faveur du droit
de vote et du travail des femmes. Création du tribunal de la famille, le
planning familial.
- La
pénétration des idées de la modernité en Iran bien que dans les faits elles se vident
de tout sens véritable en l’absence totale de démocratie et des libertés.
De
même, sous la République islamique et au cours de ces trente sept dernières
années de son existence, divers facteurs sociaux, culturels ont réussit à fissurer
la domination de la religion et de la tradition dans la subjectivité des
iraniens. Cela pourrait créer les conditions favorables au développement de la
société civile et des luttes sociales dans le but de mettre fin à la
théocratie. Parmi ces facteurs on peut citer l’accroissement de la population
urbaine; l’alphabétisation quasi générale ; la création des universités un peu
partout sur le territoire et la croissance du nombre d’étudiants et surtout
d’étudiantes qui dépassent aujourd’hui les premiers; le changement et l’évolution
des mentalités chez les familles en ville et à la campagne et chez les diverses
nationalités ; distanciation des modèles traditionnels et religieux en ce
qui concerne la fécondité, les rapports entre filles et garçons, le mariage
blanc ; l’utilisation de l’internet ; le développement des activités
artistiques, littéraires, journalistiques, cinématographiques ; l’édition
et la traduction de livres etc. Tout cela s’est produit et se produit
actuellement malgré la censure, la répression, les exactions, la persécution, les
arrestations, les emprisonnements, les exécutions et même la terreur des
opposants au régime.
5 – Les conditions de l’émergence de la
laïcité en Iran
Sur la
base de ces facteurs objectifs, la question qui se pose alors est de savoir
quelles sont les conditions de possibilité de la fin de théocratie en
Iran ? Il nous semble que la convergence de deux mouvements, en tant que deux
processus d’action ayant chacun leur histoire, peuvent créer les conditions réelles
de la séparation de l’État et de la religion dans ce pays : le mouvement
de transformation sociale et le mouvement de pensée laïque.
1-
Mouvement
de transformation sociale
La
première condition est le développement des mouvements populaires pour la
transformation sociale. On entend par là les mouvements sociaux, les luttes associatives
ainsi que les combats de la société civile pour les libertés civiques , pour les
droits humains et pour la séparation de l’État et de la religion ou la
sécularisation.
Ici, il
faut souligner, en particulier dans le cas de l’Iran, sur l’importance fondamentale
des mouvements multiformes des femmes iraniennes, des luttes et résistances
féministes, pour l’égalité homme-femme, contre la Charia et les discriminations
sexistes qui ont, en grande partie, leur origine dans l’emprise politique, sociale
et culturelle de l’Islam. Par conséquent la lutte collective des femmes contre ces
inégalités peuvent jouer un rôle décisif dans la lutte contre la théocratie.
Les
mouvements de transformation sociale, en s’élargissant et se développant,
malgré la répression, peuvent favoriser l’émergence de la laïcité en Iran s’ils
arrivent à garder leur autonomie et leur indépendance vis à vis du pouvoir, et si,
dans leur pluralité, ils interviennent directement dans les affaires publiques
comme « sujet collectif ». Cette participation active, commune et
autant que possible organisée pourrait favoriser la constitution d’une nouvelle
subjectivité individuelle et collective, radicale, autonome et indépendante à
la fois de l’État et de toute transcendance religieuse.
2-
Mouvement
de pensée laïque
La
seconde condition de possibilité réside dans le développement d’un mouvement de
pensée laïque ou séculaire. On entend par là un mouvement intellectuel qui s’affirme
ouvertement laïque et qui agit pour la séparation
de la religion et de l’État. Un tel
mouvement a toujours existé en Iran, avec plus ou moins de force, depuis la
pénétration des idées modernes, démocratiques, marxistes... au début du siècle
dernier, mais il est resté minoritaire et toujours réprimé par deux grandes forces
réactionnaires qui s’allient pour le détruire : le despotisme et la
théocratie.
Le
mouvement de pensée laïque peut en même temps s’unir avec ceux qui se nomment « nouveaux
penseurs musulmans » à condition que ceux-ci s’opposent clairement et
réellement contre la théocratie islamiste pour l’avènement d’un État séparé de
la religion.
Un tel
mouvement d’ensemble, réunissant tous ceux qui sont pour un État laïque, est
capable de jouer un rôle important dans le processus de la sortie de la
religion en Iran, à condition qu’il s’attache ardemment à combattre la théocratie
dans tous ses domaines et registres ; qu’il s’oppose partout à l’ingérence
du clergé dans les affaires politiques et de l’Etat ; qu’il s’unisse aux
mouvements de transformation sociale des femmes, des travailleurs, de la jeunesse
et des diverses minorités (nationales, ethniques etc.) en Iran, pour une république
démocratique, sociale et laïque.
6 –
Conclusion
Le
processus de l’émergence de la laïcité en Iran sera sans doute long, complexe
et difficile. C’est une tâche aussi bien de la pensée créative (au sens d’une réflexion
politique et philosophique sur la sortie
de l’Islam) que de la pratique politique, sociale et culturelle. Sa réussite
n’est pas assurée et reste toujours un pari. Ce qui est sûr, par ailleurs,
c’est que si ce mouvement pour la laïcité (ou la sécularisation dans sa
signification similaire) réussit, alors une autre voie toute aussi longue et
ardue s’ouvre : celle de l’émancipation des femmes et des hommes d’un pays
plusieurs fois millénaire du Moyen-Orient qu’est l’Iran.
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NOTES
1. La
formule « sortie de la religion » est empruntée de Marcel Gauchet
(voir les livres consultés).
2.
Foi et savoir. Les deux sources de la
« religion » aux limites de la simple raison. Jacques Derrida. P. 85. (voir les livres
consultés).
3. Je suis, dans cette comparaison de la laïcité avec la tolérance, l’approche
philosophique de Catherine Kintzler à ce sujet dans son livre :
Qu’est-ce que la laïcité. P. 9-19 (voir les livres consultés).
4. La
querelle de la sécularisation de Hegel à Blumenberg. Jean-Claude Monod.
P. 30-32. (voir les livres consultés).
5. Ibid., p 9-11.
6. Je suis à ce
sujet : La
querelle de la sécularisation de Jean-Claude Monod et Saeculum –
Culture, religion, idéologie d’Étienne Balibar (voir les livres
consultés).
7. Sécularisation
et laïcité – Jean-Claude
Monod. P. 35 (voir les
livres consultés).
8. Extrait de Sécularisation et
laïcité,
Ibid., p. 47.
9. Ibid., p. 50.
10. Dans cette partie
qui concerne l’Iran, à part mes propres connaissances sur le sujet, certains
livres en français sont utilisés (voir les livres consultés).
11. La constitution de
1906, livre en persan.
12. Extrait de la Constitution
de la République islamique d’Iran consultable sur l’internet :
http://www.imam-khomeini.com/web1/uploads/constitution.pdf
Livres
consultés en français
1.
La querelle de la sécularisation de
Hegel à Blumenberg. Jean-Claude Monod. Vrin. 2002.
2.
Sécularisation et laïcité – Jean-Claude Monod. PUF
philosophies. 2007.
3. La religion dans
la démocratie. Marcel
Gauchet. Gallimard. 1998.
4. La laïcité. Henri Pena-Ruiz. Flammarion.
2003.
5. Qu’est-ce que la
laïcité. Catherine Kintzler.
Vrin. 2007.
6. Hans Blumenberg. Jean-Claude Monod. Belin. 2007.
7. La religion. Jacques Derrida et Gianni
Vattimo. Seuil. 1996.
8. Saeculum Culture,
religion, idéologie. Étienne
Balibar. Galilée. 2012.
9. Les théories de
la sécularisation. Olivier
Tschannen. Librairie DROZ. 1992.
10. Modernité et
sécularisation. Hans
Blumenberg, Karl Löwith, Carl Schmitt, Léo Strauss.
CNRS éditions. 2007.
11. La laïcité face à
l’islam. Olivier Roy.
Hachette. 2005.
12. L’échec de
l’Islam politique. Olivier
Roy. Seuil. 1992.